France24 – Syrie : des prisonnières affiliées à l’EI tentent de s’évader avec des enfants dans un camion-citerne

Original Article by Fatma Ben Hamad, France24, 22 September 2020

Dans cette vidéo diffusée le 11 septembre par une page d’informations locales sur Facebook, un camion-citerne est arrêté par des combattantes syriennes kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS). On entend des coups frappés depuis l’intérieur de la citerne et des pleurs d’enfants. “Ouvre la porte, vite !”, ordonne l’une des combattantes au chauffeur du camion. Pendant qu’il s’exécute, inquiet, les cris et les coups reprennent de plus en plus intensément. Une fois la porte de la citerne détachée, on voit descendre du camion plusieurs sacs poubelle, puis des enfants au visage blême, qui ne peuvent visiblement pas bouger leurs jambes ni leurs bras. “Apportez-leur de l’eau !”, crie l’une des combattantes kurdes pendant que les enfants, en pleurs, continuent d’être évacués et allongés à même le sol.

Nous diffusons uniquement des captures d’écran de cette vidéo compte-tenu de la présence de mineurs.

Une combattante détache la porte de la citerne à l’aide du chauffeur et commence à sortir des enfants en bas âge, un par un, et les donner à sa collègue qui les couche par terre et leur mouille le visage.
 Après quelques minutes, les femmes commencent à leur tour à quitter la citerne. La plupart d’entre elles portent le voile intégral ou cachent leur visage à l’aide de leur robe. L’opération se poursuit pendant près de dix minutes, durant lesquelles les enfants, souffrant de la chaleur extrême, sont aspergés d’eau afin de les raviver. Tous sont très jeunes.

Au total, six enfants et cinq femmes sont sortis de la cabine du camion-citerne.
“Tu viens d’où toi ?”, lance l’une des combattantes kurdes à une femme dont on ne voit pas le visage. “D’Irak” répond celle-ci. Le chauffeur affirme qu’il transportait des vivres “pour l’entreprise [locale] Hattab”. “Mais je n’ai aucune idée de la façon dont sont montées ces femmes dans le camion. J’ai simplement récupéré le véhicule tel qu’il est !”, répond-il aux combattantes qui le questionnent. Les mères ne donnent pas plus de détails sur l’organisation de l’opération, se contentant de dire que ce sont leurs familles en Irak qui ont organisé cette tentative de fuite.

Cette scène date du 10 septembre 2020, selon un porte-parole des FDS, qui a eu accès notamment aux vidéos de leur interrogatoire. Elle se passe juste à la sortie du camp d’Al-Hol, à 40 km de la ville de Hassaké, dans le nord-est de la Syrie. Établi en 1991 lors de la première guerre du Golfe par le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), il regroupe depuis fin 2018 près de 70 000 personnes, dont 18 000 femmes et enfants de 82 nationalités affiliés au groupe État islamique, placées sous la protection des FDS et de l’administration autonome kurde (Rojava).

Une source au sein de l’administration du camp d’Al-Hol a communiqué à la rédaction des Observateurs une seconde vidéo, filmée après l’opération de sauvetage. Les combattantes kurdes y interrogent le chauffeur du camion-citerne sur les circonstances dans lesquelles le groupe serait monté dans le véhicule. 

Nous diffusons uniquement une capture d’écran de cette vidéo compte-tenu de la présence de mineurs.

Dans une vidéo envoyée aux Observateurs par une source à l’administration du camp AL Hol, le chauffeur dit qu’il vient d’un village de Tell Hamiss, dans le gouvernorat de Hassaké, à une cinquantaine de km de Al Hol. Il dit qu’il transportait de l’eau pour le compte de l’ONG norvégienne pour les déplacés du NRC (Norwegian Refugee Council). Le NRC avait nié toute implication dans un incident similaire en juillet.
Beaucoup de détenues affiliées au groupe EI essaient par tous les moyens de s’évader vers Idleb, province à l’ouest du pays contrôlée par les forces turques et des milices syriennes, afin de gagner ensuite la Turquie. Un rapport du Middle East Institute indique que ces femmes peuvent ainsi se rendre à l’ambassade de leur pays respectif ou résider illégalement mais librement en Turquie.

En outre, les services de renseignements turcs ont collaboré avec ceux d’autres pays afin d’évacuer des femmes de l’organisation État Islamique vers leurs pays d’origine via la Turquie. Pour la Turquie, ces anciennes détenues arrivées sur son territoire serait un moyen de pression sur l’Union européenne, puisqu’elle peut menacer de les renvoyer dans leur pays d’origine.

“Les passeurs donnent des sédatifs aux enfants pour les paralyser pendant le voyage”
Ces tentatives d’évasion sont très régulières à Al-Hol, affirme Mervan Qamishlo, commandant dans la communication militaire de l’administration autonome au Nord-est de la Syrie (Rojava). 

Les fuites des camps de détention arrivent souvent au nord-est de la Syrie, beaucoup tentent le coup, et surtout depuis le camp d’Al-Hol qui regroupe le plus grand nombre des anciennes membres du groupe EI. Le plus cruel dans cet extrait c’est de voir des enfants dans un état pitoyable. D’après notre expérience, et depuis que le camp accueille plus de combattantes après l’offensive kurde sur Deir Ezzor [qui a duré de septembre 2017 à mars 2019 à la suite de laquelle les FDS ont repris le contrôle sur des territoires occupés par l’organisation État Islamique dans le nord-est syrien, NDLR] ce sont les mêmes méthodes employées.

Depuis la chute de Baghouz des mains de l’EI (au sud de l’Euphrate, à un vingtaine de km de la frontière irakienne) en mars 2019 notamment, ces tentatives de fuite sont répétées, à raison d’une dizaine de fois par semaine, vu que l’EI avait les moyens financiers pour organiser cela. On compte des centaines de tentatives de fuite des camps depuis cette date.

Pendant le bombardement de Ras al-Aïn en octobre 2019, beaucoup de familles de l’EI s’étaient par ailleurs échappées des camps de détention, en profitant du chaos régnant dans les camps tenu par les FDS.

https://www.youtube.com/embed/_uf_rDDP_00 Cette vidéo publiée le 7 septembre par l’International Center for the Study of Violent Extremism montre une famille – femmes, hommes et enfants compris – tentant de s’échapper du camp d’Al-Hol dans un camion-citerne interpellé par les forces de sécurité internes kurdes. Le centre ne précise pas la date exacte de la tentative d’évasion.
Cet été seulement, les FDS ont commencé à filmer les interventions de ce genre, afin d’attirer l’attention sur le problème des familles de l’EI qui tentent de s’évader du camp d’Al-Hol.

Fin juillet, un camion-citerne amenant de l’eau au camp a été interpellé avec à son bord des prisonnières de l’organisation État islamique originaires d’Ouzbékistan, selon les FDS. Dans une vidéo publiée le 26 juillet par l’agence syrienne indépendante North Press, le chauffeur dit que les femmes sont montées dans le compartiment bas de la citerne lorsqu’il effectuait une livraison d’aide humanitaire au sein du camp pour l’ONG norvégienne Norwegian Refugee Council. L’ONG a nié toute implication dans l’incident, précisant n’avoir employé ni le chauffeur, ni le camion-citerne.

https://www.youtube.com/embed/IAdwo3iPe0I Cette vidéo, publiée le 26 juillet par l’agence syrienne indépendante North Press, documente la tentative d’évasion d’un groupe de femmes dans un camion-citerne.
Le 11 avril, un autre camion appartenant au Croissant rouge syrien et transportant neuf prisonnières turques de l’organisation EI a été interpellé dans la campagne de Hassaké, rapporte l’Observatoire Syrien des droits de l’homme. Selon le même média, une autre tentative de fuite de cinq de femmes russes accompagnées de 13 enfants a été avortée le 21 mars.

Les enfants aperçus dans la vidéo du 10 septembre étaient drogués, affirme Mervan Qamishlo, ce qui explique leur état léthargique une fois sortis du camion :

Les passeurs ont recours à plusieurs techniques, mais utiliser les sédatifs très forts reste l’une des plus dangereuses. Ils les utilisent afin de paralyser les enfants et les faire taire à l’intérieur de la citerne, de la sortie du camp jusqu’aux territoires occupés par l’armée turque.

Ces composants chimiques peuvent être très dangereux et nocifs. Nos forces ont pu découvrir ce groupe afin de les secourir, les enfants étaient dans un état désastreux et ont été transportés à l’hôpital du camp Al-Hol. Les médecins ont trouvé des traces de ces somnifères dans leurs organismes. Ils sont souvent cachés et transportés dans la cabine basse de la citerne, réservée d’habitude au matériel d’entretien du camion, qui est très étroite. On y manque cruellement d’air et la chaleur y est étouffante. C’est un miracle qu’ils aient survécu ces quelques heures !

Cette opération intervient dans un contexte sanitaire sensible au camp. La mortalité infantile est un réel fléau au camp d’Al-Hol : l’ONG Save the Children a alertée en août sur le taux très élevé de morts d’enfants au sein du camp (8 en 5 jours entre le 6 et 10 août), qui a triplé par rapport au début de l’année 2020.

En 2019, 371 enfants sont morts dans ce même camp selon le Croissant rouge kurde.

Ces femmes ne réalisent pas la difficulté du voyage dans la soute d’un camion-citerne. Beaucoup d’entre elles regrettent à mi-chemin et ne supportent pas la chaleur et l’inconfort du trajet. Dans la vidéo, l’une d’elles maugrée contre ces passeurs en disant : “Nous ne sommes pas des animaux pour qu'[ils] nous traitent comme ça !”

Les chauffeurs sont plutôt bien payés par les ONG humanitaires, près de 1 500 dollars (1 277,70 euros), mais ils pensent surtout à gagner plus.

Contactée à plusieurs reprises par la rédaction des Observateurs, la direction du camp d’Al-Hol n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Nous publierons une mise à jour si elle y répond favorablement.

Les Forces de sécurité intérieures kurdes (Assayech) ont annoncé dans un communiqué du 20 septembre avoir fait avorter plus de 700 tentatives de fuite des femmes affiliées à l’EI depuis le camp d’Al-Hol, depuis qu’elles contrôlent la zone de Hassaké (mars 2019) et arrêté plus de 100 personnes impliquées dans l’organisation de leur fuite.
Selon le porte-parole des Assayech, ces opérations se sont intensifiées surtout au début de l’intervention turque au nord-est syrien en octobre 2019.